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[CSL]: L'esprit du terrorisme, par Jean Baudrillard

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John Armitage <[log in to unmask]>

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The Cyber-Society-Live mailing list is a moderated discussion list for those interested <[log in to unmask]>

Date:

Wed, 7 Nov 2001 21:00:31 -0000

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text/plain (559 lines)

Hi all,
Here's Jean Baudrillard on 9/11 -- anyone got time + energy to translate it?

Thanks to Patrice Reimens for pointing me to it.

John

====================================================
L'esprit du terrorisme, par Jean Baudrillard
LE MONDE | 02.11.01 | 12h48 | analyse
MIS A JOUR LE 02.11.01 | 16h38

http://www.lemonde.fr/rech_art/0,5987,239354,00.html

Le philosophe et sociologue franais Jean Baudrillard | AFP
Des vnement mondiaux, nous en avions eu, de la mort de Diana au Mondial de
football - ou des vnements violents et rels, de guerres en gnocides.
Mais d'vnement symbolique d'envergure mondiale, c'est--dire non seulement
de diffusion mondiale, mais qui mette en chec la mondialisation elle-mme,
aucun. Tout au long de cette stagnation des annes 1990, c'tait la "grve
des vnements" (selon le mot de l'crivain argentin Macedonio Fernandez).
Eh bien, la grve est termine. Les vnements ont cess de faire grve.
Nous avons mme affaire, avec les attentats de New York et du World Trade
Center,  l'vnement absolu, la "mre" des vnements,  l'vnement pur
qui concentre en lui tous les vnements qui n'ont jamais eu lieu.

Tout le jeu de l'histoire et de la puissance en est boulevers, mais aussi
les conditions de l'analyse. Il faut prendre son temps. Car tant que les
vnements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu'eux.
Lorsqu'ils acclrent  ce point, il faut aller plus lentement. Sans
pourtant se laisser ensevelir sous le fatras de discours et le nuage de la
guerre, et tout en gardant intacte la fulgurance inoubliable des images.

Tous les discours et les commentaires trahissent une gigantesque abraction
 l'vnement mme et  la fascination qu'il exerce. La condamnation morale,
l'union sacre contre le terrorisme sont  la mesure de la jubilation
prodigieuse de voir dtruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la
voir en quelque sorte se dtruire elle-mme, se suicider en beaut. Car
c'est elle qui, de par son insupportable puissance, a foment toute cette
violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans
le savoir) qui nous habite tous.

Que nous ayons rv de cet vnement, que tout le monde sans exception en
ait rv, parce que nul ne peut ne pas rver de la destruction de n'importe
quelle puissance devenue  ce point hgmonique, cela est inacceptable pour
la conscience morale occidentale, mais c'est pourtant un fait, et qui se
mesure justement  la violence pathtique de tous les discours qui veulent
l'effacer.

A la limite, c'est eux qui l'ont fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Si

l'on ne tient pas compte de cela, l'vnement perd toute dimension
symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la
fantasmagorie meurtrire de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de
supprimer. Or nous savons bien qu'il n'en est pas ainsi. De l tout le
dlire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est qu'il est l, partout, tel
un obscur objet de dsir. Sans cette complicit profonde, l'vnement
n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur stratgie
symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent compter sur
cette complicit inavouable.

Cela dpasse de loin la haine de la puissance mondiale dominante chez les
dshrits et les exploits, chez ceux qui sont tombs du mauvais ct de
l'ordre mondial. Ce malin dsir est au coeur mme de ceux qui en partagent
les bnfices. L'allergie  tout ordre dfinitif,  toute puissance
dfinitive est heureusement universelle, et les deux tours du World Trade
Center incarnaient parfaitement, dans leur gmellit justement, cet ordre
dfinitif.

Pas besoin d'une pulsion de mort ou de destruction, ni mme d'effet pervers.
C'est trs logiquement, et inexorablement, que la monte en puissance de la
puissance exacerbe la volont de la dtruire. Et elle est complice de sa
propre destruction. Quand les deux tours se sont effondres, on avait
l'impression qu'elles rpondaient au suicide des avions-suicides par leur
propre suicide. On a dit : "Dieu mme ne peut se dclarer la guerre." Eh
bien si. L'Occident, en position de Dieu (de toute-puissance divine et de
lgitimit morale absolue) devient suicidaire et se dclare la guerre
lui-mme.

Les innombrables films-catastrophes tmoignent de ce phantasme, qu'ils
conjurent videmment par l'image en noyant tout cela sous les effets
spciaux. Mais l'attraction universelle qu'ils exercent,  l'gal de la
pornographie, montre que le passage  l'acte est toujours proche - la
vellit de dngation de tout systme tant d'autant plus forte qu'il se
rapproche de la perfection ou de la toute-puissance.

Il est d'ailleurs vraisemblable que les terroristes (pas plus que les
experts !) n'avaient prvu l'effondrement des Twin Towers, qui fut, bien
plus que le Pentagone, le choc symbolique le plus fort. L'effondrement
symbolique de tout un systme s'est fait par une complicit imprvisible,
comme si, en s'effondrant d'elles-mmes, en se suicidant, les tours taient
entres dans le jeu pour parachever l'vnement.

Dans un sens, c'est le systme entier qui, par sa fragilit interne, prte
main-forte  l'action initiale. Plus le systme se concentre mondialement,
ne constituant  la limite qu'un seul rseau, plus il devient vulnrable en
un seul point (dj un seul petit hacker philippin avait russi, du fond de
son ordinateur portable,  lancer le virus  I love you , qui avait fait le
tour du monde en dvastant des rseaux entiers). Ici, ce sont dix-huit
kamikazes qui, grce  l'arme absolue de la mort, multiplie par
l'efficience technologique, dclenchent un processus catastrophique global.

Quand la situation est ainsi monopolise par la puissance mondiale, quand on
a affaire  cette formidable condensation de toutes les fonctions par la
machinerie technocratique et la pense unique, quelle autre voie y a-t-il
qu'un transfert terroriste de situation ? C'est le systme lui-mme qui a
cr les conditions objectives de cette rtorsion brutale. En ramassant pour
lui toutes les cartes, il force l'Autre  changer les rgles du jeu. Et les
nouvelles rgles sont froces, parce que l'enjeu est froce. A un systme
dont l'excs de puissance mme pose un dfi insoluble, les terroristes
rpondent par un acte dfinitif dont l'change lui aussi est impossible. Le
terrorisme est l'acte qui restitue une singularit irrductible au coeur
d'un systme d'change gnralis. Toutes les singularits (les espces, les
individus, les cultures) qui ont pay de leur mort l'installation d'une
circulation mondiale rgie par une seule puissance se vengent aujourd'hui
par ce transfert terroriste de situation.

Terreur contre terreur - il n'y a plus d'idologie derrire tout cela. On
est dsormais loin au-del de l'idologie et du politique. L'nergie qui
alimente la terreur, aucune idologie, aucune cause, pas mme islamique, ne
peut en rendre compte. a ne vise mme plus  transformer le monde, a vise
(comme les hrsies en leur temps)  le radicaliser par le sacrifice, alors
que le systme vise  le raliser par la force.

Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion mondiale
du terrorisme, qui est comme l'ombre porte de tout systme de domination,
prt partout  se rveiller comme un agent double. Il n'y a plus de ligne de
dmarcation qui permette de le cerner, il est au coeur mme de cette culture
qui le combat, et la fracture visible (et la haine) qui oppose sur le plan
mondial les exploits et les sous-dvelopps au monde occidental rejoint
secrtement la fracture interne au systme dominant. Celui-ci peut faire
front  tout antagonisme visible. Mais l'autre, de structure virale - comme
si tout appareil de domination scrtait son antidispositif, son propre
ferment de disparition -, contre cette forme de rversion presque
automatique de sa propre puissance, le systme ne peut rien. Et le
terrorisme est l'onde de choc de cette rversion silencieuse.

Ce n'est donc pas un choc de civilisations ni de religions, et cela dpasse
de loin l'islam et l'Amrique, sur lesquels on tente de focaliser le conflit
pour se donner l'illusion d'un affrontement visible et d'une solution de
force. Il s'agit bien d'un antagonisme fondamental, mais qui dsigne,
travers le spectre de l'Amrique (qui est peut-tre l'picentre, mais pas du
tout l'incarnation de la mondialisation  elle seule) et  travers le
spectre de l'islam (qui lui non plus n'est pas l'incarnation du terrorisme),

la mondialisation triomphante aux prises avec elle-mme. Dans ce sens, on
peut bien parler d'une guerre mondiale, non pas la troisime, mais la
quatrime et la seule vritablement mondiale, puisqu'elle a pour enjeu la
mondialisation elle-mme. Les deux premires guerres mondiales rpondaient
l'image classique de la guerre. La premire a mis fin  la suprmatie de
l'Europe et de l're coloniale. La deuxime a mis fin au nazisme. La
troisime, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et de dissuasion,
a mis fin au communisme. De l'une  l'autre, on est all chaque fois plus
loin vers un ordre mondial unique. Aujourd'hui celui-ci, virtuellement
parvenu  son terme, se trouve aux prises avec les forces antagonistes
partout diffuses au coeur mme du mondial, dans toutes les convulsions
actuelles. Guerre fractale de toutes les cellules, de toutes les
singularits qui se rvoltent sous forme d'anticorps. Affrontement tellement
insaisissable qu'il faut de temps en temps sauver l'ide de la guerre par
des mises en scne spectaculaires, telles que celles du Golfe ou aujourd'hui
celle d'Afghanistan. Mais la quatrime guerre mondiale est ailleurs. Elle
est ce qui hante tout ordre mondial, toute domination hgmonique - si
l'islam dominait le monde, le terrorisme se lverait contre l'Islam. Car
c'est le monde lui-mme qui rsiste  la mondialisation.

Le terrorisme est immoral. L'vnement du World Trade Center, ce dfi
symbolique, est immoral, et il rpond  une mondialisation qui est elle-mme
immorale. Alors soyons nous-mme immoral et, si on veut y comprendre quelque
chose, allons voir un peu au-del du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a
un vnement qui dfie non seulement la morale mais toute forme
d'interprtation, essayons d'avoir l'intelligence du Mal. Le point crucial
est l justement : dans le contresens total de la philosophie occidentale,
celle des Lumires, quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons
navement que le progrs du Bien, sa monte en puissance dans tous les
domaines (sciences, techniques, dmocratie, droits de l'homme) correspond
une dfaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal
montent en puissance en mme temps, et selon le mme mouvement. Le triomphe
de l'un n'entrane pas l'effacement de l'autre, bien au contraire. On
considre le Mal, mtaphysiquement, comme une bavure accidentelle, mais cet
axiome, d'o dcoulent toutes les formes manichennes de lutte du Bien
contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne rduit pas le Mal, ni l'inverse
d'ailleurs : ils sont  la fois irrductibles l'un  l'autre et leur
relation est inextricable. Au fond, le Bien ne pourrait faire chec au Mal
qu'en renonant  tre le Bien, puisque, en s'appropriant le monopole
mondial de la puissance, il entrane par l mme un retour de flamme d'une
violence proportionnelle.

Dans l'univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du
Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la
tension et l'quilibre de l'univers moral - un peu comme dans la guerre
froide le face--face des deux puissances assurait l'quilibre de la
terreur.

   voir squence

 Analyses et forums





 Donc pas de suprmatie de l'un sur l'autre. Cette balance est rompue
partir du moment o il y a extrapolation totale du Bien (hgmonie du
positif sur n'importe quelle forme de ngativit, exclusion de la mort, de
toute force adverse en puissance - triomphe des valeurs du Bien sur toute la

ligne). A partir de l, l'quilibre est rompu, et c'est comme si le Mal
reprenait alors une autonomie invisible, se dveloppant dsormais d'une
faon exponentielle.

Toutes proportions gardes, c'est un peu ce qui s'est produit dans l'ordre
politique avec l'effacement du communisme et le triomphe mondial de la
puissance librale : c'est alors que surgit un ennemi fantomatique,
perfusant sur toute la plante, filtrant de partout comme un virus,
surgissant de tous les interstices de la puissance. L'islam. Mais l'islam
n'est que le front mouvant de cristallisation de cet antagonisme. Cet
antagonisme est partout, et il est en chacun de nous. Donc, terreur contre
terreur. Mais terreur asymtrique. Et c'est cette asymtrie qui laisse la
toute-puissance mondiale compltement dsarme. Aux prises avec elle-mme,
elle ne peut que s'enfoncer dans sa propre logique de rapports de forces,
sans pouvoir jouer sur le terrain du dfi symbolique et de la mort, dont
elle n'a plus aucune ide puisqu'elle l'a ray de sa propre culture.

Jusqu'ici, cette puissance intgrante a largement russi  absorber et
rsorber toute crise, toute ngativit, crant par l mme une situation
foncirement dsesprante (non seulement pour les damns de la terre, mais
pour les nantis et les privilgis aussi, dans leur confort radical).
L'vnement fondamental, c'est que les terroristes ont cess de se suicider
en pure perte, c'est qu'ils mettent en jeu leur propre mort de faon
offensive et efficace, selon une intuition stratgique qui est tout
simplement celle de l'immense fragilit de l'adversaire, celle d'un systme
arriv  sa quasi-perfection, et du coup vulnrable  la moindre tincelle.
Ils ont russi  faire de leur propre mort une arme absolue contre un
systme qui vit de l'exclusion de la mort, dont l'idal est celui du zro
mort. Tout systme  zro mort est un systme  somme nulle. Et tous les
moyens de dissuasion et de destruction ne peuvent rien contre un ennemi qui
a dj fait de sa mort une arme contre-offensive. "Qu'importe les
bombardements amricains ! Nos hommes ont autant envie de mourir que les
Amricains de vivre !" D'o l'inquivalence des 7 000 morts infligs d'un
seul coup  un systme zro mort.

Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l'irruption
brutale de la mort en direct, en temps rel mais par l'irruption d'une mort
bien plus que relle : symbolique et sacrificielle - c'est--dire
l'vnement absolu et sans appel.

Tel est l'esprit du terrorisme.

Ne jamais attaquer le systme en termes de rapports de forces. a, c'est
l'imaginaire (rvolutionnaire) qu'impose le systme lui-mme, qui ne survit
que d'amener sans cesse ceux qui l'attaquent  se battre sur le terrain de
la ralit, qui est pour toujours le sien. Mais dplacer la lutte dans la
sphre symbolique, o la rgle est celle du dfi, de la rversion, de la
surenchre. Telle qu' la mort il ne puisse tre rpondu que par une mort
gale ou suprieure. Dfier le systme par un don auquel il ne peut pas
rpondre sinon par sa propre mort et son propre effondrement.

L'hypothse terroriste, c'est que le systme lui-mme se suicide en rponse
aux dfis multiples de la mort et du suicide. Car ni le systme ni le
pouvoir n'chappent eux-mmes  l'obligation symbolique - et c'est sur ce
pige que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce cycle
vertigineux de l'change impossible de la mort, celle du terroriste est un
point infinitsimal, mais qui provoque une aspiration, un vide, une
convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le systme, celui
du rel et de la puissance, se densifie, se ttanise, se ramasse sur
lui-mme et s'abme dans sa propre surefficacit.

La tactique du modle terroriste est de provoquer un excs de ralit et de
faire s'effondrer le systme sous cet excs de ralit. Toute la drision de
la situation en mme temps que la violence mobilise du pouvoir se
retournent contre lui, car les actes terroristes sont  la fois le miroir
exorbitant de sa propre violence et le modle d'une violence symbolique qui
lui est interdite, de la seule violence qu'il ne puisse exercer : celle de
sa propre mort.

C'est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort
infime, mais symbolique, de quelques individus.

Il faut se rendre  l'vidence qu'est n un terrorisme nouveau, une forme
d'action nouvelle qui joue le jeu et s'approprie les rgles du jeu pour
mieux le perturber. Non seulement ces gens-l ne luttent pas  armes gales,
puisqu'ils mettent en jeu leur propre mort,  laquelle il n'y a pas de
rponse possible ("ce sont des lches"), mais ils se sont appropri toutes
les armes de la puissance dominante. L'argent et la spculation boursire,
les technologies informatiques et aronautiques, la dimension spectaculaire
et les rseaux mdiatiques : ils ont tout assimil de la modernit et de la
mondialit, sans changer de cap, qui est de la dtruire.

Comble de ruse, ils ont mme utilis la banalit de la vie quotidienne
amricaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs banlieues, lisant
et tudiant en famille, avant de se rveiller d'un jour  l'autre comme des
bombes  retardement. La matrise sans faille de cette clandestinit est
presque aussi terroriste que l'acte spectaculaire du 11 septembre. Car elle
jette la suspicion sur n'importe quel individu : n'importe quel tre
inoffensif n'est-il pas un terroriste en puissance ? Si ceux-l ont pu
passer inaperus, alors chacun de nous est un criminel inaperu (chaque
avion devient lui aussi suspect), et au fond c'est peut-tre vrai. Cela
correspond peut-tre bien  une forme inconsciente de criminalit
potentielle, masque, et soigneusement refoule, mais toujours susceptible,
sinon de resurgir, du moins de vibrer secrtement au spectacle du Mal. Ainsi
l'vnement se ramifie jusque dans le dtail - source d'un terrorisme mental
plus subtil encore.

La diffrence radicale, c'est que les terroristes, tout en disposant des
armes qui sont celles du systme, disposent en plus d'une arme fatale : leur
propre mort. S'ils se contentaient de combattre le systme avec ses propres
armes, ils seraient immdiatement limins. S'ils ne lui opposaient que leur
propre mort, ils disparatraient tout aussi vite dans un sacrifice inutile -
ce que le terrorisme a presque toujours fait jusqu'ici (ainsi les
attentats-suicides palestiniens) et pour quoi il tait vou  l'chec.

Tout change ds lors qu'ils conjuguent tous les moyens modernes disponibles
avec cette arme hautement symbolique. Celle-ci multiplie  l'infini le
potentiel destructeur. C'est cette multiplication des facteurs (qui nous
semblent  nous inconciliables) qui leur donne une telle supriorit. La
stratgie du zro mort, par contre, celle de la guerre "propre",
technologique, passe prcisment  ct de cette transfiguration de la
puissance "relle" par la puissance symbolique.

La russite prodigieuse d'un tel attentat fait problme, et pour y
comprendre quelque chose il faut s'arracher  notre optique occidentale pour
voir ce qui se passe dans leur organisation et dans la tte des terroristes.
Une telle efficacit supposerait chez nous un maximum de calcul, de
rationalit, que nous avons du mal  imaginer chez les autres. Et mme dans
ce cas, il y aurait toujours eu, comme dans n'importe quelle organisation
rationnelle ou service secret, des fuites et des bavures.

Donc le secret d'une telle russite est ailleurs. La diffrence est qu'il ne
s'agit pas, chez eux, d'un contrat de travail, mais d'un pacte et d'une
obligation sacrificielle. Une telle obligation est  l'abri de toute
dfection et de toute corruption. Le miracle est de s'tre adapt au rseau
mondial, au protocole technique, sans rien perdre de cette complicit  la
vie et  la mort. A l'inverse du contrat, le pacte ne lie pas des individus
- mme leur "suicide" n'est pas de l'hrosme individuel, c'est un acte
sacrificiel collectif scell par une exigence idale. Et c'est la
conjugaison de deux dispositifs, celui d'une structure oprationnelle et
d'un pacte symbolique, qui a rendu possible un acte d'une telle dmesure.

Nous n'avons plus aucune ide de ce qu'est un calcul symbolique, comme dans
le poker ou le potlatch : enjeu minimal, rsultat maximal. Exactement ce
qu'ont obtenu les terroristes dans l'attentat de Manhattan, qui illustrerait

assez bien la thorie du chaos : un choc initial provoquant des consquences
incalculables, alors que le dploiement gigantesque des Amricains ("Tempte
du dsert") n'obtient que des effets drisoires - l'ouragan finissant pour
ainsi dire dans un battement d'ailes de papillon.

Le terrorisme suicidaire tait un terrorisme de pauvres, celui-ci est un
terrorisme de riches. Et c'est cela qui nous fait particulirement peur :
c'est qu'ils sont devenus riches (ils en ont tous les moyens) sans cesser de

vouloir nous perdre. Certes, selon notre systme de valeurs, ils trichent :
ce n'est pas de jeu de mettre en jeu sa propre mort. Mais ils n'en ont cure,

et les nouvelles rgles du jeu ne nous appartiennent plus.

Tout est bon pour dconsidrer leurs actes. Ainsi les traiter de
"suicidaires" et de "martyrs". Pour ajouter aussitt que le martyre ne
prouve rien, qu'il n'a rien  voir avec la vrit, qu'il est mme (en citant
Nietzsche) l'ennemi numro un de la vrit. Certes, leur mort ne prouve
rien, mais il n'y a rien  prouver dans un systme o la vrit elle-mme
est insaisissable - ou bien est-ce nous qui prtendons la dtenir ? D'autre
part, cet argument hautement moral se renverse. Si le martyre volontaire des

kamikazes ne prouve rien, alors le martyre involontaire des victimes de
l'attentat ne prouve rien non plus, et il y a quelque chose d'inconvenant et

d'obscne  en faire un argument moral (cela ne prjuge en rien leur
souffrance et leur mort).

Autre argument de mauvaise foi : ces terroristes changent leur mort contre
une place au paradis. Leur acte n'est pas gratuit, donc il n'est pas
authentique. Il ne serait gratuit que s'ils ne croyaient pas en Dieu, que si

la mort tait sans espoir, comme elle l'est pour nous (pourtant les martyrs
chrtiens n'escomptaient rien d'autre que cette quivalence sublime). Donc,
l encore, ils ne luttent pas  armes gales, puisqu'ils ont droit au salut,
dont nous ne pouvons mme plus entretenir l'espoir. Ainsi faisons-nous le
deuil de notre mort, alors qu'eux peuvent en faire un enjeu de trs haute
dfinition.

Au fond, tout cela, la cause, la preuve, la vrit, la rcompense, la fin et
les moyens, c'est une forme de calcul typiquement occidental. Mme la mort,
nous l'valuons en taux d'intrt, en termes de rapport qualit/prix. Calcul
conomique qui est un calcul de pauvres et qui n'ont mme plus le courage
d'y mettre le prix.

Que peut-il se passer - hors la guerre, qui n'est elle-mme qu'un cran de
protection conventionnel ? On parle de bioterrorisme, de guerre
bactriologique, ou de terrorisme nuclaire. Mais rien de tout cela n'est de
l'ordre du dfi symbolique, mais bien de l'anantissement sans phrase, sans
gloire, sans risque, de l'ordre de la solution finale.

Or c'est un contresens de voir dans l'action terroriste une logique purement

destructrice. Il me semble que leur propre mort est insparable de leur
action (c'est justement ce qui en fait un acte symbolique), et non pas du
tout l'limination impersonnelle de l'autre. Tout est dans le dfi et dans
le duel, c'est--dire encore dans une relation duelle, personnelle, avec la
puissance adverse. C'est elle qui vous a humilis, c'est elle qui doit tre
humilie. Et non pas simplement extermine. Il faut lui faire perdre la
face. Et cela on ne l'obtient jamais par la force pure et par la suppression

de l'autre. Celui-ci doit tre vis et meurtri en pleine adversit. En
dehors du pacte qui lie les terroristes entre eux, il y a quelque chose d'un

pacte duel avec l'adversaire. C'est donc exactement le contraire de la
lchet dont on les accuse, et c'est exactement le contraire de ce que font
par exemple les Amricains dans la guerre du Golfe (et qu'ils sont en train
de reprendre en Afghanistan) : cible invisible, liquidation oprationnelle.

De toutes ces pripties nous gardons par-dessus tout la vision des images.
Et nous devons garder cette prgnance des images, et leur fascination, car
elles sont, qu'on le veuille ou non, notre scne primitive. Et les
vnements de New York auront, en mme temps qu'ils ont radicalis la
situation mondiale, radicalis le rapport de l'image  la ralit. Alors
qu'on avait affaire  une profusion ininterrompue d'images banales et  un
flot ininterrompu d'vnements bidon, l'acte terroriste de New York
ressuscite  la fois l'image et l'vnement.

Entre autres armes du systme qu'ils ont retournes contre lui, les
terroristes ont exploit le temps rel des images, leur diffusion mondiale
instantane. Ils se la sont approprie au mme titre que la spculation
boursire, l'information lectronique ou la circulation arienne. Le rle de
l'image est hautement ambigu. Car en mme temps qu'elle exalte l'vnement,
elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication  l'infini, et en
mme temps comme diversion et neutralisation (ce fut dj ainsi pour les
vnements de 1968). Ce qu'on oublie toujours quand on parle du "danger" des
mdias. L'image consomme l'vnement, au sens o elle l'absorbe et le donne
 consommer. Certes elle lui donne un impact indit jusqu'ici, mais en tant
qu'vnement-image.

Qu'en est-il alors de l'vnement rel, si partout l'image, la fiction, le
virtuel perfusent dans la ralit ? Dans le cas prsent, on a cru voir (avec
un certain soulagement peut-tre) une rsurgence du rel et de la violence
du rel dans un univers prtendument virtuel. "Finies toutes vos histoires
de virtuel - a, c'est du rel !" De mme, on a pu y voir une rsurrection
de l'histoire au-del de sa fin annonce. Mais la ralit dpasse-t-elle
vraiment la fiction ? Si elle semble le faire, c'est qu'elle en a absorb
l'nergie, et qu'elle est elle-mme devenue fiction. On pourrait presque
dire que la ralit est jalouse de la fiction, que le rel est jaloux de
l'image... C'est une sorte de duel entre eux,  qui sera le plus
inimaginable.

L'effondrement des tours du World Trade Center est inimaginable, mais cela
ne suffit pas  en faire un vnement rel. Un surcrot de violence ne
suffit pas  ouvrir sur la ralit. Car la ralit est un principe, et c'est
ce principe qui est perdu. Rel et fiction sont inextricables, et la
fascination de l'attentat est d'abord celle de l'image (les consquences
la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mmes largement
imaginaires).

Dans ce cas donc, le rel s'ajoute  l'image comme une prime de terreur,
comme un frisson en plus. Non seulement c'est terrifiant, mais en plus c'est

rel. Plutt que la violence du rel soit l d'abord, et que s'y ajoute le
frisson de l'image, l'image est l d'abord, et il s'y ajoute le frisson du
rel. Quelque chose comme une fiction de plus, une fiction dpassant la
fiction. Ballard (aprs Borges) parlait ainsi de rinventer le rel comme
l'ultime, et la plus redoutable fiction.

Cette violence terroriste n'est donc pas un retour de flamme de la ralit,
pas plus que celui de l'histoire. Cette violence terroriste n'est pas
"relle". Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence en
soi peut tre parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence
symbolique est gnratrice de singularit. Et dans cet vnement singulier,
dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus haut point les
deux lments de fascination de masse du XXe sicle : la magie blanche du
cinma, et la magie noire du terrorisme. La lumire blanche de l'image, et
la lumire noire du terrorisme.

On cherche aprs coup  lui imposer n'importe quel sens,  lui trouver
n'importe quelle interprtation. Mais il n'y en a pas, et c'est la
radicalit du spectacle, la brutalit du spectacle qui seule est originale
et irrductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du
spectacle. Et contre cette fascination immorale (mme si elle dclenche une
raction morale universelle) l'ordre politique ne peut rien. C'est notre
thtre de la cruaut  nous, le seul qui nous reste - extraordinaire en
ceci qu'il runit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut point
du dfi. C'est en mme temps le micro-modle fulgurant d'un noyau de
violence relle avec chambre d'cho maximale - donc la forme la plus pure du
spectaculaire - et un modle sacrificiel qui oppose  l'ordre historique et
politique la forme symbolique la plus pure du dfi.

N'importe quelle tuerie leur serait pardonne, si elle avait un sens, si
elle pouvait s'interprter comme violence historique - tel est l'axiome
moral de la bonne violence. N'importe quelle violence leur serait pardonne,
si elle n'tait pas relaye par les mdias ("Le terrorisme ne serait rien
sans les mdias"). Mais tout cela est illusoire. Il n'y a pas de bon usage
des mdias, les mdias font partie de l'vnement, ils font partie de la
terreur, et ils jouent dans l'un ou l'autre sens.

L'acte rpressif parcourt la mme spirale imprvisible que l'acte
terroriste, nul ne sait o il va s'arrter, et les retournements qui vont
s'ensuivre. Pas de distinction possible, au niveau des images et de
l'information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction
possible entre le "crime" et la rpression. Et c'est ce dchanement
incontrlable de la rversibilit qui est la vritable victoire du
terrorisme. Victoire visible dans les ramifications et infiltrations
souterraines de l'vnement - non seulement dans la rcession directe,
conomique, politique, boursire et financire, de l'ensemble du systme, et
dans la rcession morale et psychologique qui en rsulte, mais dans la
rcession du systme de valeurs, de toute l'idologie de libert, de libre
circulation, etc., qui faisait la fiert du monde occidental, et dont il se
prvaut pour exercer son emprise sur le reste du monde.

Au point que l'ide de libert, ide neuve et rcente, est dj en train de
s'effacer des moeurs et des consciences, et que la mondialisation librale
est en train de se raliser sous la forme exactement inverse : celle d'une
mondialisation policire, d'un contrle total, d'une terreur scuritaire. La
drgulation finit dans un maximum de contraintes et de restrictions
quivalant  celle d'une socit fondamentaliste.

Flchissement de la production, de la consommation, de la spculation, de la
croissance (mais certainement pas de la corruption !) : tout se passe comme
si le systme mondial oprait un repli stratgique, une rvision dchirante
de ses valeurs - en raction dfensive semble-t-il  l'impact du terrorisme,
mais rpondant au fond  ses injonctions secrtes - rgulation force issue
du dsordre absolu, mais qu'il s'impose  lui-mme, intriorisant en quelque
sorte sa propre dfaite.

Un autre aspect de la victoire des terroristes, c'est que toutes les autres
formes de violence et de dstabilisation de l'ordre jouent en sa faveur :
terrorisme informatique, terrorisme biologique, terrorisme de l'anthrax et
de la rumeur, tout est imput  Ben Laden. Il pourrait mme revendiquer
son actif les catastrophes naturelles. Toutes les formes de dsorganisation
et de circulation perverse lui profitent. La structure mme de l'change
mondial gnralis joue en faveur de l'change impossible. C'est comme une
criture automatique du terrorisme, ralimente par le terrorisme
involontaire de l'information. Avec toutes les consquences paniques qui en
rsultent : si, dans toute cette histoire d'anthrax, l'intoxication joue
d'elle-mme par cristallisation instantane, comme une solution chimique au
simple contact d'une molcule, c'est que tout le systme a atteint une masse
critique qui le rend vulnrable  n'importe quelle agression.

Il n'y a pas de solution  cette situation extrme, surtout pas la guerre,
qui n'offre qu'une situation de dj-vu, avec le mme dluge de forces
militaires, d'information fantme, de matraquages inutiles, de discours
fourbes et pathtiques, de dploiement technologique et d'intoxication.
Bref, comme la guerre du Golfe, un non-vnement, un vnement qui n'a pas
vraiment lieu.

C'est d'ailleurs l sa raison d'tre : substituer  un vritable et
formidable vnement, unique et imprvisible, un pseudo-vnement rptitif
et dj vu. L'attentat terroriste correspondait  une prcession de
l'vnement sur tous les modles d'interprtation, alors que cette guerre
btement militaire et technologique correspond  l'inverse  une prcession
du modle sur l'vnement, donc  un enjeu factice et  un non-lieu. La
guerre comme prolongement de l'absence de politique par d'autres moyens.

Jean Baudrillard est philosophe.  Editions Galile/"Le Monde"

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